Assise, un verre à la main, je contemple cette silhouette longiligne qui se détache de la salle sombre et intime. Elle porte en bandoulière une guitare, bien plus grosse qu’elle, qu’elle manie avec beaucoup trop d’aisance. Elle est sur scène comme un poisson dans l’eau : imposante, douce, sauvage, sérieuse, enfantine, joueuse. Tellement impressionnante que je sens mes doigts encore parfumés de sa cyprine comme d’autres sniffent de la coke. Elle est ici et là-bas en même temps, encore sur ma peau et maintenant cette ombre au loin que tout le monde dévore des yeux. Mais quelques jours plutôt c’était elle et moi, son plaisir et mon plaisir.

Les musiciens étaient une catégorie de personnes qui me fascinait. La musique, c’était un autre langage pour moi, une science de l’émotion. J’avais été habitée tout l’été par sa poésie puissante, profonde, sa voix incomparable. Je m’étais baignée dans son dernier album dont l’immense douceur avait pansé certaines de mes plaies. Elle était une immense musicienne, selon moi un peu trop négligée, à cause de son genre. Mais ce qui m’avait frappé dans ce café, c’était à quel point elle était accessible. Je revoyais son visage tout en longueur, sa frange dans le front qui cachait ses yeux bleu gris, son regard un peu froid animé par la lumière. Elle était d’une grande mélancolie, qui fondait chaque fois qu’elle souriait.

Lorsque je l’avais rencontrée, elle était en train de se construire une terrasse en bois. Elle portait une chemise à carreaux, un jean, et une ceinture en cuir autour de la taille accueillant son marteau. Elle était précise et concentrée pendant que je lui passais les vis. J’avais regardé ses doigts, les voyant si fragiles face à la dureté du métal, mais les ayant sentis si forts dans mon antre. Elle m’avait proposé d’aller boire un café pour me remercier de mon aide. Nous avions pris sa voiture, un pick-up old style. Je me sentais à la place de Meryl Streep qui se fait donner une ride par Clint Eastwood. Les fenêtres grandes ouvertes de l’auto rendaient la conversation difficile. Je regardais les sapins défiler tandis que la radio jouait du Cat Stevens. Du coin de l’œil, je considérais ses cuisses à portée de mains.

« I’m looking for a hard headed woman
One who will make me feel so goo-oo-oood ».

Lorsqu’elle avait garé la voiture en bordure de forêt pour aller prendre une marche après notre café, j’avais senti l’odeur résineuse des pins embaumer mes narines. Nos pas s’étaient enfoncés dans la mousse, nous marchions, côte à côte, pleines de notre sève qui ne cessait de monter. Je me souviens combien la terre était chaude et humide sous nos fesses, et sa langue chaude et humide dans ma bouche. On s’était trouvé le rythme tout de suite, on avait le même appétit. Sa langue fondait sur la mienne et sa salive coulait dans ma gorge comme de l’eau d’érable, subtile, légèrement sucrée, désaltérante.

Elle avait défait mes jeans et glissé sa main. J’avais fermé mes yeux et la fraîcheur de ses doigts m’avait saisi. Elle m’avait creusé et j’avais accompagné son mouvement en serrant ses doigts de guitaristes, musclés et agiles. Et pendant qu’elle me jouait, je profitais de la vue sur la cime des grands arbres. C’était tout de même autre chose que de baiser à ciel ouvert. Mes jeans descendus à la hauteur de mes genoux, je ne pouvais écarter les cuisses et m’offrir au maximum, alors j’acceptais, je recevais le corps et le cœur ouvert. Ma rétine imprimait le jaillissement de la lumière entre les feuilles. Le vent sifflait dans les arbres dansants, et transportait les odeurs d’écorces et de chair.

Un peu plus tôt au café, c’est l’odeur des grains fraîchement moulus qui nous avait enveloppées. Assise en tailleur, sa chemise légèrement ouverte avait laissé entrevoir ses seins lâchés en liberté. Mon accent dévoilant mes origines, elle s’était mise à me partager sa parenthèse de vie parisienne il y a longtemps. Lorsqu’elle parlait, seule sa mâchoire bougeait, sa grande bouche me fascinait, elle semblait tout avaler sur son passage. Il y avait quelque chose de masculin dans son visage qui me plaisait. J’aimais son rire grave et sa voix terriblement sexy. Je sentais son regard sur mes lèvres pendant que je lui parlais. Je connaissais ce regard, ce décrochage quand on se perd dans la face de l’autre, cette faille où s’insinue le désir. Certains de ses regards me résonnaient l’entrejambe pendant qu’on s’observait en train de se boire le latte.

Lorsque j’avais bu une gorgée de mon café, j’avais pensé au goût de son sexe et lorsque je l’avais enfin goûté, il avait fondu comme de la fleur de sel sur ma langue. Le plaisir à bout de souffle, elle m’avait tiré légèrement les cheveux pour que je reprenne un rythme plus soutenu et que je la libère, alors que je l’agaçais avec des mouvements amples et douloureusement lents. À peine eus-je le temps d’accélérer qu’elle vint dans un craquement de bassin, un bruit sourd. Allongée sur elle, j’avais posé mon oreille sur son cœur et écouté l’agitation de son monde intérieur. J’avais fermé les yeux et l’avais visité de mes doigts. Elle était brûlante, je sentais ses spasmes en écho qui m’enserraient l’index et le majeur. Elle avait remonté ses cuisses pour s’ouvrir et me serrer la taille. J’étais attentive aux moindres signes de son corps et attendais les répliques de son tremblement de terre me donnant la cadence. Je l’avais creusé assidûment et son plaisir s’était ranimé. Dans sa pupille, je voyais les grands chênes s’élancer et fissurer le ciel pendant qu’elle jouissait en silence et en douceur.

Puis le vent avait tourné. Elle s’était redressée et couchée sur moi. À l’aide de ses cuisses, elle avait écarté les miennes. Je m’étais enfoncée dans le sol moelleux et mousseux. Elle imprimait en moi et sur moi des mouvements à la fois puissants et doux. Nous voulions éprouver les limites de nos corps, en même temps que nous souhaitions les fusionner, comme si nos enveloppes désiraient se déformer pour aller à la rencontre de chacune. Le vide entre nous comme un troisième corps à qui nous faisions l’amour. Le sexe comme une respiration. Une vague qui se retire et rejaillit. Assèche et éclabousse. Sa langue entre mes cuisses, comme le ressac, je l’attendais et elle me surprenait, m’inondant à chaque nouveau coup. Jusqu’à ce cri qui s’était noyé dans la forêt boréale et qui semblait sonner la fin de notre expédition. Pourtant moi, j’aurais élu domicile dans ces feuilles, je serais restée là à me faire manger le lichen par Lesli, sous les yeux curieux d’une grive qui chantait.

Je me souviens de ces mots après nos petites morts. Nous étions allongées sur un tapis de feuilles, un vent froid s’était levé et elle m’avait fait remarquer que dans une quarantaine d’années, peut-être nous serions allongées à la même place, mais 6 pieds sous terre. C’était à la fois morbide et poétique. Retourner à la terre. Et si le grand départ n’était finalement qu’un doux retour. Je la regardais et j’aperçus sa peau devenir translucide, ses contours flous, presque comme si la terre la rappelait à elle. Puis, comme aspirée par des sables mouvants, elle disparut sous mes yeux.

Lorsque je la revis, elle portait en bandoulière une guitare, bien plus grosse qu’elle, qu’elle maniait avec beaucoup trop d’aisance. Elle était sur scène comme un poisson dans l’eau : imposante, douce, sauvage, sérieuse, enfantine, joueuse. Tellement impressionnante que je sentais mes doigts encore parfumés de sa cyprine comme d’autres sniffent de la dope.

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